Mon pote à 5 euros
C’est un monsieur cabossé par la vie. Je ne connais pas toute son histoire, seulement qu’il est pupille de la nation, sans papiers, et longtemps méfiant envers toute aide. Il se souvenait de sa date de naissance, moins de l’année. Difficile à apprivoiser, il conservait pourtant une vraie dignité. Il refusait de mendier : il vendait biscuits ou calendriers, repartant souvent avec. Toujours tiré à quatre épingles, en chemise et chaussures de ville, comme l’ancien commercial qu’il avait été. Il me parlait à sa façon, selon ses souvenirs et ses silences. Sa mémoire lui jouait des tours ; lorsque mes questions le gênaient, il s’échappait dans des monologues confus. Filou aussi, avec l’association imaginaire qu’il inventait pour émouvoir les retraitées qui lui ouvraient. Après des années de visites, il a accepté que je le photographie. Raconter nos échanges est devenu ma manière de garder un lien avec cet homme solitaire et digne. Il s’appelait Bernard G. C’était mon pote à cinq euros. En 2018, il a finalement accepté d’être pris en charge par Notre-Dame des Sans-Abri. J’ai autoédité le livre Mon Pote à cinq euros et reversé tous les bénéfices à l’association, ce qui a permis son intégration en EHPAD. Il y vivait paisiblement près de Lyon. Sa mémoire s’est effacée, et un jour il ne m’a plus reconnu. Monsieur Bernard est décédé le 12 août 2024.
Un jour, le 24 Février 2012, il est revenu. Il me serrre la main. Il a vieilli mais a toujours son regard espiègle. Je lui demande de ses nouvelles mais je ne comprends pas ce qu’il baragouine… Je lui demande s’il a un endroit pour se mettre à l’abri. Il me répond qu’il a un petit appartement pas loin d’ici. J’en doute. Je lui donne un gros pull en lui faisant promettre de bien le mettre. Cinq euros et une photo. Il fait très froid.
Un jour, le 24 Avril 2012, il vient pour faire sa photo et est très fier de son chapeau. Pour la première fois, il franchit de lui-même le portail. Pendant la photo, il me dit que c’est vraiment bien là où j’habite. Je suis gêné et c’est à mon tour de baragouiner unephrase inaudible… Cinq euros.
Un jour, le 17 Juillet 2012, il m’a dit son prénom : Bernard. Maintenant, mon pote à cinq a un prénom !!!!!! Cela vaut une photo. Puis nous parlons ensemble de la météo, des prévisions météo, encore de la météo. Sans transition, il dit qu’il se méfie des noirs car il s’est fait voler ses affaires par des « noirs clairs ».
Un jour, le 23 Août 2012, il vient mais visiblement, il ne souhaite pas parler… Je lui serre la main… un peu crade mais douce.
Un jour, le 12 Septembre 2012, il m’explique qu’il a un tour bien planifié pour vendre ses calendriers 2013… Il prend le bus 33 puis finit à pied. Mais il commence toujours par moi car je suis son meilleur client. Photo et cinq euros, mais pas de calendrier 2013.
Un jour, le 2 Octobre 2012, il arrive au moment où je pars en Belgique. Monsieur Bernard me dit que c’est loin mais que les moules sont bonnes… Et les frites aussi ! On rit aux moules-frites !
Un jour, le 03 Mars 2013, il arrive à la tombée de la nuit. Il tousse et je le trouve fatigué. Je lui demande comment il va. Il me répond qu’il est déjà venu mais que je n’étais pas là. Il trouve que mon voyage en Afrique était trop long. Je lui demande s’il souhaite récupérer sa mappemonde lumineuse qu’il m’a laissée en dépôt depuis 3 ans maintenant. Il me répond qu’elle est en sécurité ici et il m’explique que les géographes des planètes ont bien fabriqué la terre... Toute ronde, un peu aplatie en haut et en bas et surtout bien penchée sur le côté. Je lui dis que je viens d’avoir une petite fille… Il me demande combien elle pèse… 2,6 kg. Il me dit que c’est trop petit et que les bébés pèsent environ 3,3 ou 3,5 Kg. Je lui demande s’il a des enfants mais il répond par la négative. Il me dit qu’il a travaillé comme vendeur chez Blédina en Normandie, vers Le Havre. J’enclenche la conversation pour connaître la suite mais il dit qu’il doit partir. Il pose pour la photo avec des yeux las et ne regarde même pas combien je lui donne. Je lui demande s’il a besoin de quelque chose « mais non » dit-il en s’en allant. Il est sale et il pue, c’est vrai, mais ces visites me font plaisir. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu.
Un jour, le 03 Avril 2013, il me demande des nouvelles de Violette, ma fille agée de 2 mois et me dit de bien l’emmener chez le pédiatre. Je lui redemande s’il a des enfants et là, surprise, il me dit qu’il a une fille mais que sa mère est une vraie tête de mule.Sa fille s’appelle DAPHNÉE et a quarante ans environ. Sa mère était serveuse dans un bar à Bourg-en-Bresse. Il ne les voit plus depuis très longtemps, puis gêné par ma question, Monsieur Bernard se lance dans un grand monologue que je ne comprends pas. Il me paraît très fatigué. Je lui dis de bien prendre soin de lui et il s’en va avec sa boîte de gâteaux, ses paquets et cinq euros.
Un jour, le 21 Avril 2013, Monsieur Bernard arrive en claironnant que les Violettes poussent avec le printemps (Violette est le prénom de ma fille de 2 mois et demi à cette date). Je suis content qu’il s’en souvienne. Monsieur Bernard est en forme et jelui propose un café. Avec 2 sucres. Il remue énergiquement et consciencieusement son café pendant au moins dix minutes. Il me dit que le dernier client qu’il vient de voir est un ancien résistant de la guerre de 39/40. « Ils nous en ont bien fait voir les allemands, mais maintenant c’est fini » dit Monsieur Bernard. J’ai même des copains tirailleurs sénégalais… Ils travaillent dans la station service… Il est en forme et me dit qu’il n’a pas eu le temps d’aller chez le coiffeur pour la photo… On rit. Aujourd’hui j’aile temps, lui aussi. Mais je ne comprends pas tout ce qu’il me raconte… Le Havre, c’est mieux que Rouen ! Il dit qu’il n’aime pas quand je pars en Afrique car ils se battent beaucoup… Je lui demande son âge… Il me répond 60 ans… Le reste est inaudible mais j’ai passé un bon moment. A bientôt Monsieur Bernard !
Un jour, le 11 Juin 2013. je lui ouvre ma porte avec ma fille de 5 mois dans les bras. Il la trouve « bien belle et bien vive » et me dit que s’il avait su, il aurait mis une belle veste. Elle lui sourit. Il est tout fier. Nous reparlons de l’époque où il vendait du lait au Havre. Toujours cette inquiétude que je reparte en Afrique. Il ne comprend pas que des « gens » m’envoient travailler là-bas. Je lui explique que, par exemple, je pars en reportage pour réaliser des photos sur les chauffeurs routiers dans le monde pour lamarque des camions RENAULT TRUCKS. Il me dit que c’est bizarre d’appeler leurs camions RENAULT TRUC... Il repart mort de rire.
Un jour, le 12 Juillet 2013, une Porsche (pas la mienne !) est garée devant chez moi quand il sonne. Je lui demande s’il est venu avec cette voiture. Il me dit que les Porsches ne sont pas très confortables. Monsieur Bernard m’explique que son patron, quand il vendait des adoucisseurs d’eau, l’avait emmené jusqu’à Dijon avec une Porsche mais pas une décapotable. Le nez sur la vitre pour voir le compteur de vitesse, j’imagine la tête de mon voisin en regardant la scène… Il fait très chaud. Je lui offre 2 bouteilles de Perrier et lui répète qu’il faut s’hydrater régulièrement avec de l’eau. Pour lui, l’eau n’a pas de goût et que dans la bière, il y a au moins 90% de flotte dedans… me dit-il.
Un jour, le 23 Juillet 2013, il me dit qu’il vient un peu plus souvent car il y a beaucoup de gens en vacances. Il me demande également mes dates où je vais partir en vacances… Juste une semaine et il a l’air d’être rassuré…Perrier, causette, cinq euros et il me dit tout de go son nom de famille : Monsieur Bernard G. Un peu comme s’il venait de s’en souvenir… Et il repart récupérer sa bouteille de bière qu’il a cachée derrière un arbre avant de sonner à ma porte.
Un jour, le 7 Septembre 2013, Monsieur Bernard me dit qu’il m’amène un autre calendrier (sans dauphins !) car la dernière fois je n’ai pas acheté son calendrier (le filou !!!). Il refuse mon café mais veut bien volontiers du coca. Monsieur Bernard me demande si j’ai fait l’armée. Je lui réponds par la négative. Il me raconte qu’il était au 121 régiment d’infanterie pendant 23 mois dans la région de Tizi Ouzou. « C’était moins compliqué pour eux que pour les bérets verts » m’explique Monsieur Bernard d’un air goguenard. Il me dit que l’on peut faire sa photo car il a mis une belle chemise et qu’il est pressé… 40 minutes plus tard nous discutons toujours de la météo, de son trajet qu’il doit faire et de la météo. Je lui demande s’il consulte de temps en temps un médecin. Il me dit que la semaine prochaine il ira en voir un à la sécurité sociale… Je lui réponds qu’il dit cela pour me faire plaisir. J’insiste et il me le promet. Je lui dis que je veux rester son meilleur client et que s’il est trop fatigué, il ne pourra pas venir me voir et que je n’aurais plus de nouvelles de lui. Il me dit alors qu’il habite rue d’Ivry à la Croix-Rousse. Mais je n’en saurai pas plus. Je lui demande pourquoi il tente de me vendre à chaque fois des objets avec un autocollant « Polios de France ». « Parce que je me suis fait vacciné contre la polio quand j’étais petit » me répond Monsieur Bernard en partant.
Un jour, le 14 Octobre 2013, Monsieur Bernard arrive en clamant que 5 euros pour une boîte de pâtes de fruits, c’est vraiment pas cher ! Toujours cette même étiquette sur la boîte au nom des polios de France. Je lui redemande pourquoi il fait partie de cette association alors qu’il n’a pas la polio. Il me répond qu’il a été vacciné contre la polio… J’insiste un peu. Et finalement avec un oeil malin et goguenard, il m’explique qu’il a décidé de créer sa propre association avec un de ses « camarades » pour vendre mieux ses produits… Il achète ses étiquettes et a fait fabriquer un tampon. « Avec de l’encre rouge et c’est moi qui signe » me dit-il fièrement. Son « camarade » s’occupe de Paris et lui de Lyon car ils se sont disputés, il y a quelque temps. Il récupère sa boîte de pâtes de fruits, empoche ses cinq euros, me demande rapidement si je ne vais pas repartir en Afrique et repart tranquillement avec l’écharpe en laine que je lui ai offert car il commence à faire froid. Il me dit qu’il mettra un beau costume la prochaine fois pour la photo.
Un jour, le 28 Décembre 2013, Monsieur Bernard est inquiet car il croit que je vais partir en Afrique. Je lui redis que ce projet de reportage est tombé à l’eau pour des raisons de sécurité. Il est grognon mais je sens qu’il a envie de rester. Un café avec 2 sucres. Il lui reste même un peu de mousse de café sur le nez lorsque nous faisons la photo. Encore honteux de ma réflexion ridicule de la fois d’avant, je lui donne 20 euros. Il me remercie chaleureusement. Monsieur Bernard n’a pas le moral… Il repart les épaules lourdes avec ses sacs. Je suis mal à l’aise en rentrant au chaud dans ma maison.
Un jour, le 19 Janvier 2014, gastro-entérite pour toute la maison. Je reconnais l’arrivée de Monsieur Bernard à ses brefs coups de sonnette. Il est plus de 20h30. Monsieur Bernard n’est jamais venu la nuit. Barbouillé, je n’ai pas envie de me lever de mon canapé. Intrigué par cette heure tardive et également un peu inquiet, je lui ouvre la porte. L’oeil pétillant, il me propose d’acheter ses escargots en chocolats… Avec le tampon de l’association (toujours écrit à la main), il me garantit qu’ils sont très bons. Il a décidé de s’arrêter ici car les gens sont en vacances et que la journée n’a pas été bonne pour la vente… Il encaisse son petit billet et me dit qu’il est temps de rentrer. Il me remercie pour les 2 paires de chaussettes.
Un jour le 5 Avril 2014, Monsieur Bernard arrive démoralisé. La journée a été mauvaise. C’est la raison pour laquelle il vient avant de rentrer « chez lui ». Il empoche prestement ses euros, refuse un café ou un Perrier et s’en va rapidement…
Un jour, le 19 Mai 2014, il arrive habillé comme un milord… « C’est pour le festival de Cannes ! La TV et la radio vont parler de moi » dit-il. Monsieur Bernard me demande un sac « propre et net » pour mettre ses affaires. Nous buvons un café avec 2 sucres. Il m’interroge pour savoir si mon travail marche bien. Je lui réponds que c’est calme. Je vois une lueur d’inquiètude dans ses yeux. Je lui donne 5 euros et toute ma monnaie. Il est rassuré et me dit que lui aussi, il a de la concurrence… Nous parlons un peu du temps et de son prochain itinéraire. Il est inquiet car la pluie menace et il a laissé ses affaires dehors… « Déjà qu’il y a des fourmis dans mes poches ». Et Monsieur Bernard part dans un monologue que lui seul comprend… peut-être !
Un jour, le 21 juin 2014, Bernard sonne vers les 22h00. Il est inquiet et tourmenté. Il me montre un numéro de téléphone inscrit sur un journal. Il m’explique que ses affaires sont enfermées chez cette personne et me demande de lui téléphoner pour qu’il lui ouvre la porte afin de récupérer ses sacs. J’appelle et je tombe sur la permanence des pompes funèbres… Je tente d’ expliquer. Mon interlocuteur me dit qu’il ne peut rien faire et me demande de dire à ce » monsieur » d’arrêter de déposer ses affaires dans le couloir de la permanence. J’arrive tout de même à ce qu’il me donne le code. Il me dit en raccrochant qu’il le fera changer dès demain. Bernard est soulagé et pressé d’aller récupérer son paquetage. Il n’oublie pas de demander un peu d’argent , puis me propose de payer la communication et de faire la photo mais « vite alors… ».Vite alors !
Un jour, le 27 Juillet 2014, Monsieur Bernard arrive sapé comme un prince. Il souhaite bien s’assurer de mon planning pendant les vacances. Nous prenons un café. Je le complimente sur son costume. Il me dit que c’est un costume de président de la république. Je lui réponds que je vais voter pour lui… Puis il enchaîne un monologue « si au début, on ne comprend pas, à la fîn, on ne comprend plus rien ». C’est vrai je n’ai pas compris au début et plus rien quand il est parti.
Un jour le 29 Septembre 2014, Monsieur Bernard arrive en titubant et en me jurant qu’il n’est pas saoul. Je lui propose un café. Il accepte avec 2 sucres car mon café est bien bon. Il me demande finalement les chaussettes que je lui avais proposées la dernière fois. Après notre photo, Monsieur Bernard commence à m’expliquer qu’il a fait des études supérieures de commerce à Liège juste après son service militaire. Je lui réponds en louant ses qualités de commercial et de « directeur de son association. » Il rit de bon coeur. C’est un filou… Monsieur Bernard part alors dans un monologue où il m’explique que la radio parle tous les jours de son association et que notre président de la République soutient son travail. Il commence à s’agiter. J’essaie de l’apaiser en lui parlant doucement. Il boit le verre d’eau que je lui amène. Il me dit qu’il doit partir. Je lui demande si ça va aller mais Monsieur Bernard ne me répond pas… et s’en va.
Un jour le 12 Novembre 2014, Monsieur Bernard s’acharne sur le carillon... Il pleut des cordes. Il apparaît avec un bonnet style Père Noël… « Deux euros, c’est une très belle affaire » dit-il fièrement. C’est bientôt Noël et j’en profite… « Je me sens comme un poisson dans l’eau et je prendrais bien un café avec deux sucres car il est bon votre café ». Un café avec deux sucres. « En fait, on fait le même métier »… « Tous les deux, on a des clients !!! ». « Si je vends bien mes pâtes de fruits, j’irais manger chez Bocuse. Combien ça coûte pour manger là-bas ? ». Je ne sais pas mais je lui annonce environ 200 à 250 euros. « Houlala, alors je suis à la bourre » dit-il en se marrant. Il est content et nous restons sous la pluie à déguster notre café. Il est content et moi aussi…
Un jour le 08 Janvier 2015, je m’apprête à partir quand on sonne à la porte. Je reconnais Monsieur Bernard à ses coups de sonnette insistants. Je me retrouve face à Monsieur Bernard le visage en sang. Il commence par râler en me reprochant que je n’étais pas là le jour de l’an. Il me dit qu’il est tombé car ses lacets se sont défaits. Je regarde l’étendu des dégâts. Il a deux plaies : une, légère sur le front et une autre, sur l’arête du nez qui nécessite un ou deux points de suture, à mon avis… Je lui propose de l’emmener à l’hôpital mais il refuse catégoriquement et veut repartir… Je lui dis alors que je vais nettoyer ses plaies. Il accepte. Je cours chercher compresses et désinfectant. A mon retour, Monsieur Bernard est en train de s’essuyer avec son bonnet crasseux et maintenant plein de sang… Je nettoie les plaies et l’hémorragie du nez finit par s’arrêter. Je lui pose alors un gros sparadrap dessus. Il est étonné car le désinfectant ne le pique pas. « C’est celui que j’utilise pour ma fille ». Monsieur Bernard rigole en disant que c’est lui le bébé. Il m’explique à nouveau comment il est tombé… A cause de ses lacets défaits (qui le sont toujours) et de ses 2 gros sacs qu’il tenait dans chaque main. Il veut remettre son bonnet car il fait froid. Je lui dis qu’il est vraiment plein de sang et qu’il va faire peur aux gens. Je vais alors lui chercher une écharpe rouge laissée dans mon studio photo par un ou une de mes clientes. Il est super content et dit même que cette écharpe est mieux que celle que je porte… Je me rappelle alors que j’ai dans un de mes tiroirs dédiés au stylisme, un bonnet style péruvien avec pompon. J’hésite à lui proposer car il est rose bonbon… Je lui montre. Il le trouve très beau et me dit qu’il lui cache bien ses oreilles… Il est ravi et veut faire une photo. Il ressemble à une meringue mexicaine… Il me dit alors qu’il est en retard, encaisse prestement son petit billet et me promet de revenir dans 3 jours afin que je lui change son pansement.
Un jour le 11 Février 2015, Monsieur Bernard arrive avec sa tête des mauvais jours. Je lui offre un café avec 2 sucres qu’il boit sans rien dire. Je respecte son silence. Je lui dis que je n’ai pas beaucoup de monnaie sur moi. Il me répond que ce n’est pas grave et qu’il y a des jours où l’on a moins d’argent… Il veut bien un autre café. Je lui rappelle alors qu’il devait revenir à la maison afin que je lui change son pansement. J’ai l’impression qu’il a oublié cet évènement puis il se souvient et me dit que tout va bien. Il a bien cicatrisé. Il me dit que beaucoup de gens sont partis en vacances. Je lui redis que je suis désolé mais que je n’ai que 3,50 euros sur moi. Il refuse que je lui donne à manger mais me suggère que je pourrais lui faire un chèque… Je lui propose de revenir demain. Il ne me répond pas. Puis il me dit qu’il a perdu son écharpe rouge ou peut être qu’elle est dans ses affaires… Il ne sait plus. Nous faisons rapidement une photo et il s’en va d’un pas lourd. Je sais qu’il ne viendra pas demain mais j’espère me tromper.
Un jour, le 10 Juin 2015, Monsieur Bernard s’acharne un peu trop à mon goût sur la sonnette de l’entrée. Je lui ouvre le portail. Il entre en titubant, se retourne et part cacher sa bouteille de bière derrière un arbre. Il me dit qu’il est passé plusieurs fois ces derniers jours et que je n’étais jamais là. Je lui réponds que je travaillais à l’extérieur, et surtout, je lui rappelle que je ne souhaite pas qu’il vienne alcoolisé. Il se justifie en me disant que ce n’est que de la bière… Puis Monsieur Bernard me dit qu’il est fatigué et qu’il aimerait bien se reposer à l’ombre dans mon jardin. Je lui propose un café avec 2 sucres et nous nous installons sous un arbre. Monsieur Bernard m’explique que tous les matins il lit le journal… « Surtout le cours du pétrole ». Puis Monsieur Bernard commence un monologue « le pétrole devrait être gratuit…». « On ne peut pas savoir de quel pays vient le pétrole, car l’essence a toujours la même couleur…». « L’Allemagne est une petite parcelle qui vient de rentrer dans le marché commun…». « Je ne vote pas car les hommes politiques sont des filous ». Puis Monsieur Bernard m’annonce en regardant au loin qu’il a perdu une bonne cliente, une dame autrichienne. Elle est décédée la semaine dernière… C’est sa fille qui lui a annoncé. « Il ne faut pas trop parler de la mort, mais toujours y penser un peu » me dit-il en sirotant son deuxième café avec 2 sucres. Il me propose de lui acheter une boîte de biscuits avec une étiquette faite par ses soins. Je vais alors lui chercher quelques pièces dans la maison. N’ayant pas de monnaie, je racle les fonds de tiroir et fonds de pantalon. J’arrive avec une poignée de pièces jaunes. Il empoche prestement les pièces de monnaie en me demandant si je les ai prises dans la tirelire de ma fille… Nous discutons une bonne heure. Un livreur d’une grande compagnie de livraison sonne. Je lui ouvre pour récupérer un pli urgent. Il regarde avec un air méprisant Monsieur Bernard et dit tout haut que je dois me méfier de « ces gens » si je ne veux pas me faire cambrioler. Estomaqué, je lui rétorque que Monsieur Bernard est mon invité. Immédiatement, Monsieur Bernard me dit qu’il va partir. Puis je réalise que je n’ai pas à me justifier sur la présence de Monsieur Bernard. Je commence à insulter ce connard de chauffeur livreur et lui hurle de se barrer vite fait. Monsieur Bernard veut partir. Je ne veux pas que Monsieur Bernard parte pour des propos tenus par un imbécile. Monsieur Bernard accepte alors avec un grand sourire les soupes que je lui ai achetées. Je lui rappelle que nous n’avons pas fait encore notre photo. Il me dit qu’il n’est pas rasé. Nous faisons la photo. Le coeur n’y est plus. Il trouve que sa veste est vraiment belle. Mais ce bon moment s’est envolé. Monsieur Bernard récupère sa bouteille de bière sans même se cacher et s’en va après m’avoir demandé les dates de mon prochain reportage au Ghana. Je suis furieux, triste et amer…
Un jour, le 21 Juillet 2015, Monsieur Bernard sonne à la porte. Il me dit immédiatement qu’il est très fatigué et me demande s’il peut s’allonger sous les arbres de mon jardin et faire une sieste. Son sac en guise d’oreiller, il s’endort immédiatement. Je retourne dans mon bureau travailler. Il se réveille une petite heure plus tard et préfère un coca bien frais à un café avec deux sucres car il fait trop chaud. Cette petite sieste lui a fait du bien mais ses propos sont un peu incohérents. Il me demande sans cesse les dates où je serai absent mais il n’arrive pas à s’en souvenir et cela le perturbe. Il me demande un sac solide pour mettre ses prochains calendriers 2016 pour être en avance sur la poste. « Je leur fais du mal en les vendant avant eux » me dit-il avec un aplomb de commercial aguerri. C’est la première fois que Monsieur Bernard vient me rendre visite à des dates si rapprochées. Il me dit qu’il souffre de la chaleur et que ses pieds lui font mal le soir. Il refuse les baskets que je lui propose : « Les baskets, c’est pour les jeunots » dit-il en regardant les chaussures que je porte. Des baskets… Il sourit, me remercie pour le sac, le coca et surtout pour les 10 euros. Après notre photo, il s’en va en disant que ce n’est pas grave si je n’ai pas de monnaie.
Un jour, le 27 Juillet 2015, il est tôt, vraiment tôt, quand Monsieur Bernard sonne à la porte. Je grogne un peu en lui ouvrant la porte. Il se justifie immédiatement en me disant que tout est fermé en ce moment, même le bistrot où il a pour habitude de prendre un café. Un café avec deux sucres pour Monsieur Bernard et aussi un pour moi. Monsieur Bernard m’explique que beaucoup de ses « clients » sont partis et il n’arrive pas à vendre ses boîtes de biscuits. Il a toujours cette même inquiétude sur mes dates de congés. Je lui explique que nous partons juste une semaine en Août mais il n’arrive pas à se souvenir. Il est visiblement perturbé. Je ne comprends pas ce qu’il me raconte : « je vais partir à Noirétable, il y a un chanteur et un lac… ». Je lui propose de manger un peu et de lui servir un grand verre d’eau. Il refuse. Je lui fais un peu la morale en lui expliquant qu’il doit s’hydrater régulièrement. Il me regarde avec son air filou et content de voir que je me préoccupe de lui. Il me demande de faire sa photo en se recoiffant avec un peigne édenté. Il me demande un autre café. Ma fille vient lui dire bonjour. Monsieur Bernard est tout content. Il me demande des sucres qu’il met précieusement dans sa poche ainsi que ses cinq euros. Et Monsieur Bernard s’en va en me redemandant les dates de mes vacances. Il me promet de revenir avant… oui mais pas trop tôt le matin !!!
Un jour, le 26 Août 2015, je sens que Monsieur Bernard est très perturbé quand je lui ouvre la porte. Il porte une chemise, un pull et une veste alors qu’il fait très chaud. Il me parle d’une femme avec laquelle il devait aller au restaurant, des bus qui ne fonctionnent plus, de la guerre contre les allemands, des chiens qui ont la rage… Je le force un peu à s‘asseoir et lui apporte un verre d’eau qu’il avale d’un trait. « Bon sang, ça s’embrouille dans ma tête » me dit-il après son deuxième verre d’eau. Je lui dis qu’il est trop habillé et qu’il doit boire de temps en temps de l’eau par ces fortes chaleurs. Peu à peu, Monsieur Bernard retrouve ses esprits. Je le réconforte du mieux que je peux mais je le sens ailleurs. Il refuse de manger puis accepte un café avec deux sucres. Toujours de la même façon, il tourne sa cuillère méthodiquement. Monsieur Bernard me demande de faire sa photo. « J’aime bien me faire photographier car cela me fait des souvenirs ». Quand je le photographie, je lui dis que je n’ai pas pu lui envoyer une carte postale pendant mes congés car je n’ai pas son adresse. Cela le fait rire et j’aime ça, même si son sourire ne reflète pas son état de fatigue. Je lui glisse dans la main un peu plus de monnaie que d’habitude. Monsieur Bernard me remercie chaleureusement plusieurs fois en me serrant la main. Sa main est douce mais tremble un peu. Je lui dis de bien prendre soin de lui et lui explique que je pars en reportage au Ghana pour dix jours. Je lui répète que je suis inquiet pour sa santé et que s’il lui arrive quelque chose, je ne saurais pas où le chercher. Il me répond dans un demi sourire qu’il me donnera son adresse la prochaine fois…
Un jour, le 4 Novembre 2015, je sais que Monsieur Bernard est ivre à sa façon de cogner contre le portail. Dès que je lui ouvre la porte, prêt à lui faire remarquer qu’il ne tient pas ses engagements à venir uniquement lorsqu’il est sobre, il lève la main pour me couper la parole et me dit : « je sais, mais il fait tellement beau, que j’ai décidé de profiter du soleil, de boire un petit coup et de ne pas travailler…». « Par contre, je suis habillé comme un général de l’armée et je veux faire une photo… Elle est belle ma parka, non ! ». Photo et petit café avec deux sucres. Monsieur Bernard m’explique sa tournée de demain. Il me dit qu’il passe beaucoup de temps dans un Mac Do car les gens sont gentils avec lui, et hier, ils lui ont donné un steak et des frites. Puis dans un fou rire mélangé à une quinte de toux, il me dit : « Et ce qui est drôle, c’est qu’on peut venir comme on est ! C’est marqué dans le Mac Do…». Il refuse les sachets de soupe en me disant qu’il aime bien les frites mais accepte la paire de chaussettes. Il récupère sa bouteille de bière cachée derrière ma boîte aux lettres, me salue en me serrant la main et s’en va…
Un jour, le 8 Février 2016, Monsieur Bernard a visiblement froid quand il arrive, une boîte de pâte de fruits à la main. Je lui propose de rentrer dans mon bureau afin de se réchauffer, mais il refuse : « Je préfère être dehors, à l’intérieur, j’ai la tête qui tourne ». Il accepte volontiers un café avec 2 sucres. Je lui amène la cravate qu’il m’avait demandée lors de sa précédente visite. Il est content : « Et en plus, elle est neuve ! » me dit-il en la pliant soigneusement en quatre avant de la glisser dans sa poche. Monsieur Bernard me dit qu’il va la mettre pour l’enterrement de l’une de ses « clientes ». Enfin, quand elle sera morte, et s’ils me disent où est l’enterrement…». Après quelques précisons, il s’avère que la cliente en question est malade, mais pas encore décédée… « Oui, oui, c’est en prévision » rajoute-t-il. Monsieur Bernard me parle de la météo, du froid et de sa tournée. « Je ne suis pas trop vaillant aujourd’hui, il fait froid ». Je lui propose une écharpe qu’il refuse mais accepte un deuxième café, un petit billet et quelques pièces. Puis, après notre rituel photographique, il me dit qu’il n’aime pas les tatouages : « c’est comme du maquillage qui reste…». Je lui dis que j’en ai un. Il éclate de rire dans une quinte de toux grasse : « Vous êtes maquillé, alors !!! ». Monsieur Bernard reprend ses deux gros sacs et sa boîte de pâte de fruits puis me serre la main et s’en va. Je l’entends encore rire après avoir refermé le portail.
Un jour, le 20 Avril 2016, Monsieur Bernard arrive en début d’après-midi, en pleine séance de prises de vue avec des nouveaux clients. Je suis vraiment content de sa visite mais je ne peux pas prendre le temps de parler avec lui : gros shooting phot et préparation d’un tournage pour le lendemain. Je lui demande de revenir vers les 18h30. Il accepte. Je recommence à travailler en espérant qu’il va revenir. Il a l’air fatigué et ses yeux habituellement vifs et malicieux sont pleins de lassitude. Mes clients sont intrigués par la visite de ce monsieur, mais après quelques explications, l’ambiance est détendue et plein de questions fusent. A peine une heure plus tard, Monsieur Bernard revient en prétextant que c’est trop long pour lui d’attendre 18h30… Je profite d’une pause pour lui proposer des viennoiseries du matin. Puis je m’empresse de lui donner le super colis que m’a envoyé Marco, un ami de Lille qui va à la rencontre des « Monsieurs Bernard et des Madames Bernard » pour leur offrir cafés, vêtements, chaussures et réconfort. « Mon » Monsieur Bernard ouvre avec frénésie son paquet et découvre un superbe costume noir avec deux chemises agrémentées de cravates colorées. « Et en plus, il y a des mouchoirs en tissu, c’est vraiment mon jour de chance ! ». Je suis content, retourne lui chercher un café avec deux sucres et quelques canettes de sodas. Monsieur Bernard est vraiment heureux, moi aussi. Il me demande de remercier Marco du fond du coeur. Il reprend des viennoiseries et me dit qu’il mettra son costume la prochaine fois, si la météo le permet… Monsieur Bernard empoche son billet. Une petite photo rapide avec des miettes de croissant sur la bouche. Puis il reprend des brioches « tellement elles sont bonnes ». Monsieur Bernard me remercie encore et s’en va tout guilleret avec son colis sous le bras. Je suis content.
Un jour, le 04 Juillet 2016, Monsieur Bernard arrive vêtu d’une grosse veste en cuir. Je lui demande s’il n’a pas trop chaud. « Si un peu, mais elle est très belle ! » me répond-il. Je lui propose un verre d’eau et un café avec deux sucres. « Oui, avec deux sucres…, pas comme la dernière fois » insiste-t-il. Pendant que je lui prépare son café avec deux sucres, je vois Monsieur Bernard se recoiffer et ajuster sa « belle » veste dans le reflet d’une vitre. Nous sirotons notre café et notre verre d’eau à l’ombre du néflier. Cette fois, les nèfles sont mûres et je lui propose de les goûter. Au début, Monsieur Bernard est un peu réticent, mais il finit par en manger une bonne dizaine. « C’est bien bon » me dit-il en se léchant les doigts. Puis tout fier, il prend la pose pour notre photo rituelle. En regardant la photo, il éclate de rire en disant « Je suis bronzé comme si je revenais de vacances ! ». Puis Monsieur Bernard commence à me raconter qu’il a une nouvelle carte d’identité. Il se met à fouiller dans un de ses deux gros sacs en grognant. Il finit par la trouver dans la poche de sa veste. Il se redresse, se met « au garde à vous », et me dit « Elle est faite avec une de vos photos ». (Ça, c’est moins sûr... !). « Là-bas, à la mairie, c’est tous des « couillons…». Heureusement que la dame qui m’a emmené m’a bien aidée ». Il n’en dira pas plus. Puis Monsieur Bernard part dans un monologue incompréhensible. Il s’assoit puis se lève, prend ses sacs, puis se rassoit et se relève... Monsieur Bernard est soudainement très perturbé. Je lui propose un verre d’eau. Son monologue, où je crois comprendre qu’il veut être un président à cinq millions et demi, dure encore quelques minutes puis cesse. Monsieur Bernard me parle alors de sa nouvelle tournée. Il me dit aussi qu’il aimerait bien une nouvelle chemise et un pull, même s’il fait chaud. Il les plie consciencieusement puis les met en boule dansson sac. Il cueille deux nèfles, me secoue la main en me remerciant sincèrement. Je lui dis de prendre soin de lui et de revenir bientôt.
Un jour, le 27 Juillet 2016, Monsieur Bernard arrive visiblement bien fatigué et incommodé par la chaleur. Je m’empresse alors d’aller lui chercher une chaise et l’installe bien à l’ombre. Il refuse le verre d’eau fraîche mais après avoir un peu insisté, il le vide d’un trait et m’en redemande un autre. Je ne comprends rien à ce que Monsieur Bernard me raconte. Tout se mélange. A travers ces propos, je crois comprendre qu’il a dû se résoudre à changer de coin où il se réfugie la nuit. Il est maintenant dans le 8ème arrondissement (la mairie où il a fait refaire sa carte d’identité...). Mais je n’en saurais pas plus. Alors nous discutons assis côte à côte comme deux petits vieux à l’abri du soleil… En fait, c’est plus un monologue incompréhensible que Monsieur Bernard débite, ponctué de petits silences. Il me demande son café avec deux sucres et nous le sirotons en parlant de la météo et de la chaleur. Monsieur Bernard me demande à plusieurs reprises si je pars en vacances. Il essaie de mémoriser à voix haute les dates et se trompe à chaque fois. Sans transition, Monsieur Bernard me parle de sa barbe qui a poussé : « Je ressemble un peu à un poète avec ma barbe ! ». Un petit air de Georges Moustaki, peut-être… J’acquiesce. Puis Monsieur Bernard me dit de le prendre en photo car il aime bien. Je lui montre la photo. « Je suis pas mal » dit-il en riant. Je lui propose alors de manger un peu. Il refuse. Il empoche précieusement son pécule, et s’en va péniblement en me remerciant chaleureusement, comme d’habitude. Oui, comme d’habitude…
Un jour, le 10 Octobre 2016, Monsieur Bernard arrive un peu avant midi. Son acharnement sur la sonnette contraste avec son regard rempli de lassitude. « J’avais peur de ne pas vous voir ». Je lui propose un café avec deux sucres. Il refuse. Les yeux rivés vers le sol, je l’entends me dire avec une voix à peine audible : « Excusez-moi, mais j’ai vraiment faim…». Conscient de ses problèmes de dentition, la plus jeune de mes soeurs m’avait donné des repas pour bébés conditionnés comme les gourdes de compote : il y a plus d’emballage que de produit mais ces aliments en purée ne nécessitent pas d’être conservés au froid. Monsieur Bernard lit attentivement la composition « Épinard au saumon et poulet avec de la purée ». Il dévisse sa première gourde et l’avale d’un trait. Il acquiesce et s’attaque à la seconde puis range la troisième dans la poche de sa parka. Il me demande alors un café avec deux sucres et nous commençons à discuter de la météo, du froid qui arrive à grand pas. « Les nuits commencent à être vraiment fraîches ». Je lui demande s’il a besoin de vêtements. « Peut-être des chaussettes mais la prochaine fois » me dit-il. Après notre photo, il me montre les calendriers qu’il souhaite vendre. « Je passe avant la poste et les éboueurs… Je fais tout Lyon et sa banlieue ». « Du reste, il faut que j’y aille » me dit-il en me remerciant à plusieurs reprises. On se serre la main. Elle est un peu plus chaude que lorsqu’il est arrivé.
Un jour, le 23 Mai 2017, je reconnais les coups de sonnette de Monsieur Bernard. En allant ouvrir la porte, je n’ose pas croire à la venue de Monsieur Bernard. Plus de 7 mois sans une visite. Je l’ai cherché dans Lyon. J’ai passé de nombreux appels auprès d’associations qui travaillent avec le Samu Social. J’ai été informé, le 11 janvier 2017, qu’il avait été pris en charge par l’association Notre-Dame des Sans-Abris et qu’il allait bien. Il y a 2 semaines, j’ai appris par la presse régionale et été alerté par des personnes qui suivent les visites de Monsieur Bernard, qu’un homme de 73 ans était décédé dans des circonstances qui pourraient être violentes dans ce même établissement. J’ai pris contact avec le commissariat. Avec gentillesse, ils m’ont confirmé que ce n’était pas lui. Et enfin, Monsieur Bernard est en face de moi. Toujours avec son regard malicieux. Je lui explique que je me suis fait beaucoup de soucis et que je l’ai cherché. Il me dit que je ne devrais pas m’inquiéter mais je vois dans ses yeux une certaine jubilation à ce que l’on soit inquiet pour lui. Bien sûr, un café avec 2 sucres, assis sur une chaise que je lui ai amenée. Il me raconte alors par petits bouts de phrase, qu’il est dans un établissement, qu’il a un petit coin à lui. Il mange matin et soir et surtout c’est gratuit. « Un bon hôtel-restaurant » dit-il en souriant légèrement. Il a bonne mine. Mieux que lors de sa dernière visite. Il me dit qu’il se méfie des autres pensionnaires et qu’il n’a pas d’amis. Monsieur Bernard me demande un autre café. Avec 2 sucres. Une personne qui suit les visites, m’avait envoyé un somptueux colis rempli de vêtements d’hiver avec pull en laine, gants, chaussettes, sous pull, écharpes... Je lui offre de sa part, comme un cadeau de Noël en retard. Un silence lourd et pesant s’installe. Et là, j’ai vu Monsieur Bernard ému jusqu’aux larmes… Moi aussi. « Je peux tout prendre ? » me demande-t-il hésitant. Bien sûr ! Il se rassoit un moment, puis me demande un sac solide pour emmener son cadeau. Il le range précieusement et me remercie une dizaine de fois. Nous retrouvons nos bonnes habitudes. Monsieur Bernard se met en place pour une photo. Ses propos sont maintenant un peu incohérents mais je suis content qu’il soit là. Je lui donne deux billets en lui disant que c’est pour rattraper le temps perdu. Il range soigneusement son pécule. On se serre chaleureusement la main. Il me promet de revenir bientôt. « Il est l’heure de retourner à l’hôtel » me dit-il. Il prend ses sacs et s’en va.
Un jour le 21 Septembre 2017, j’arrive avec ma fille de chez sa nourrice. Monsieur Bernard m’attend devant le portail, avec un air de savant fou. Il a rasé sa barbe. Un calendrier à la main. « Je vous l’avais promis » me dit-il en me le présentant. L’énorme chien du voisin qui traîne dans l’allée stresse Monsieur Bernard. Je le fais vite rentrer dans le jardin car je sens qu’il va partir. Tout de suite, un petit café avec deux sucres. Monsieur Bernard est tout fier de son calendrier qu’il a lui même signé en tant que président de son association. Ma fille raconte à Monsieur Bernard que sa maman est à Paris et qu’elle aime le film « Ballerina ». « Bien ma petite ! » répète-t-il à chacun de ses mots. Puis Monsieur Bernard me dit qu’il n’aime pas les chiens car ils ne parlent pas et on ne peut savoir ce qu’ils pensent. Sûrement de mauvais souvenirs. Je lui demande s’il dort toujours dans le foyer du 7ème arrondissement. Il y a deux semaines, il me semble l’avoir aperçu tôt un matin en train de dormir sur un banc. Nous faisons notre photo. Monsieur Bernard se trouve beau. Monsieur Bernard me demande alors l’heure et me dit qu’il est temps de rentrer pour pouvoir manger au foyer. Nous parlons un peu de la météo et du froid qui va bientôt arriver. Monsieur Bernard me dit qu’il a oublié le nom et le nombre des mois dans l’année. Nous récitons alors ensemble le nom des mois comme de consciencieux petits écoliers lorsque le voisin vient récupérer son chien. Il nous regarde d’un air amusé. Les mois reviennent à sa mémoire et il semble rassuré. Il me dit qu’il n’a pas besoin de vêtements. Peut-être plus tard avec l’hiver. Et Monsieur Bernard se dépêche de partir avec ses deux gros sacs. « Pour ne pas rater le souper…».
Un jour, le 23 Octobre 2018, Monsieur Bernard vient enfin me rendre visite. Le matin même, j’avais pris contact avec Notre-Dame des Sans-Abri pour avoir de ses nouvelles. L’assistante sociale m’avait dit que Monsieur Bernard était toujours résident la nuit mais il ne restait plus sur place la journée. Je me réjouis de le voir en lui ouvrant la porte. Monsieur Bernard semble très fatigué. Il est tout rabougri et demande à s’asseoir. Je l’installe avec un café avec deux sucres. Les yeux dans le vague, il met un moment à commencer à parler. Je ne comprends pas ce qu’il me raconte. Il me parle de gens qui sont morts. Il dit qu’il reste seul. Je l’écoute en silence. Puis il me demande des nouvelles de ma fille. Je lui réponds qu’elle va lui faire un dessin. Petite lueur dans les yeux, il me dit « Vous croyez, cela va pas la gêner ». Je le rassure. Il a l’air d’avoir froid assis sur sa chaise au soleil. J’insiste pour lui donner un pull. Il refuse et finit par accepter en me confirmant qu’il a froid. Je vais chercher un pull bien chaud. Monsieur Bernard a du mal à le mettre. Il est tout bloqué. Je l’aide. Cela le fait sourire. Il se rassoit et me demande un nouveau café avec deux sucres. Il mélange méticuleusement ses sucres dans son café. Monsieur Bernard regarde ma.maison et me demande « c’est votre maison ? ». « Oui, je vis ici avec ma femme et ma fille ». Alors, le regard dans le vide, juste avant de boire une gorgée de café, il dit doucement « Ça doit être bien d’avoir une maison ». Je ne sais pas quoi répondre. Même si je suis mal à l’aise et gêné, Monsieur Bernard a raison : c’est bien d’avoir une maison pour mettre ses proches à l’abri. Monsieur Bernard me dit que mon pull est bien chaud. Puis il me dit qu’il ne vendra pas de calendriers cette année car c’est trop fatiguant. Monsieur Bernard est vraiment fatigué, tout recroquevillé sur sa chaise. Il veut faire une photo avec son nouveau pull. Il se lève péniblement et pose devant l’objectif, tout courbé. Je lui demande s’il souffre du dos, il me répond par la négative. Ses chaussures commencent à se percer et je lui dis de revenir lundi prochain. Je lui promets une paire de chaussure de ville noire, en cuir, de taille 43 et des paires de chaussettes noires. Je lui donne un billet. Il est doublement content !!! J’insiste pour qu’il revienne vite. Il me le promet mais je sais que sa mémoire lui fait souvent des blagues. Il le sait aussi. Deux heures plus tard, il repart tout vouté et péniblement. Il n’a pas ses sacs. Trop lourds. Je suis content mais inquiet. Plein d’amertume aussi…









































